--------Les poèmes de Paul Eluard------------
Quelques poètes sont sortis
à Philippe Soupault
Comme autrefois, d'une carrière abandonnée,
comme un homme triste,
le brouillard, sensible et tête
comme un homme fort et triste,
tombe dans la rue, épargne les maisons et nargue les rencontres.
Dix, cent, mille crient
pour un ou plusieurs chanteurs silencieux.
Chant de l'arbre et de l'oiseau,
la jolie fable, le soutien.
Une émotion naît, légère comme le poil.
Le brouillard donne sa place au soleil
et qui l'admire?
dépouillé comme un arbre
de toutes ses feuilles, de toute son ombre?
Ô souvenir! Ceux qui criaient.
Pour vivre ici
Je fis un feu, l'azur m'ayant abandonné,
Un feu pour être, son ami,
Un feu pour m'introduire dans la nuit d'hiver
Un feu pour vivre mieux.
Je lui donnai ce que le jour m'avait donné :
Les forêts, les buissons, les champs de blé, les vignes,
Les nids et leurs oiseaux, les maisons et leurs clés,
Les insectes, les fleurs, les fourrures, les fêtes.
Je vécus au seul bruit des flammes crépitantes,
Au seul parfum de leur chaleur;
J'étais comme un bateau coulant dans l'eau fermée,
Comme un mort je n'avais qu'un unique élément.
(Choix de Poèmes) (N.R.F.)
Suite
Dormir la lune dans un oeil et le soleil dans l'autre
Un amour dans la bouche un bel oiseau dans les cheveux
Parée comme les champs les bois les routes et la mer
Belle et parée comme le tour du monde
Puis à travers le paysage
Parmi les branches de fumée et tous les fruits du vent
Jambes de pierre aux bas de sable
Prise à la taille à tous les muscles de rivière
Et le dernier souci sur un visage transformé.
L'amoureuse
Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s'engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.
Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s'évaporer les soleils,
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire
(Capitale de la Douleur) (N.R.F.)
Je te l'ai dit
Je te l'ai dit pour les nuages
Je te l'ai dit pour l'arbre de la mer
Pour chaque vague pour les oiseaux dans les feuilles
Pour les cailloux du bruit
Pour les mains familières
Pour l'oeil qui devient visage ou paysage
Et le sommeil lui rend le ciel de sa couleur
Pour toute la nuit bue
Pour la grille des routes
Pour la fenêtre ouverte pour un front découvert
Je te l'ai dit pour tes pensées pour tes paroles
Toute caresse toute confiance se survivent.
(L'Amour de la Poésie (1928)). (N.R.F.)
Je ne suis pas seul
Chargée
De fruits légers aux lèvres
Parée
De mille fleurs variées
Glorieuse
Dans les bras du soleil
Heureuse
D'un oiseau familier
Ravie
D'une goutte de pluie
Plus belle
Que le ciel du matin
Fidèle
Je parle d'un jardin
Je rêve
Mais j'aime justement
(Médieuses) (N .R.F.)
Sans rancune
Larmes des yeux, les malheurs des malheureux,
Malheurs sans intérêt et larmes sans couleurs,
Il ne demande rien, il n'est pas insensible,
Il est triste en prison et triste s'il est libre.
Il fait un triste temps, il fait une nuit noire
A ne pas mettre un aveugle dehors. Les forts
Sons assis, les faibles tiennent le pouvoir
Et le roi est debout près de la reine assise.
Sourires et soupirs, des injures pourrissent
Dans la bouche des muets et dans les yeux des lâches.
Ne prenez rien : ceci brûle, cela flambe!
Vos mains sont faites pour vos poches et vos fronts.
*
Une ombre...
Toute l'infortune du monde
Et mon amour dessus
Comme une bête nue.
Première du monde
à Pablo Picasso
Captive de la plaine, agonisante folle,
La lumière sur toi se cache, vois le ciel :
Il a fermé les yeux pour s'en prendre à ton rêve,
Il a fermé ta robe pour briser tes chaînes.
Devant les roues toutes nouées
Un éventail rit aux éclats.
Dans les traîtres filets de l'herbe
Les routes perdent leur reflet.
Ne peux-tu donc prendre les vagues
Dont les barques sont les amandes
Dans ta paume chaude et câline
Ou dans les boucles de ta tête?
Ne peux-tu prendre les étoiles?
Écartelée tu leur ressembles,
Dans leur nid de feu tu demeures
Et ton éclat s'en multiplie.
De l'aube bâillonnée un seul cri veut jaillir,
Un soleil tournoyant ruisselle sous l'écorce,
Il ira se fixer sur tes paupières closes.
Ô douce, quand tu dors, la nuit se mêle au jour.
Les dessous d'une vie ou La pyramide humaine (1926)
D'abord, un grand désir m'était venu de solennité et d'apparat. J'avais froid. Tout mon être vivant et corrompu aspirait à la rigidité et à la majesté des morts. Je fus tenté ensuite par un mystère où les formes ne jouent aucun rôle. Curieux d'un ciel décoloré d'où les oiseaux et les nuages sont bannis. Je devins esclave de la faculté pure de voir, esclave des mes yeux irréels et vierges, ignorants du monde et d'eux-mêmes. Puissance tranquille. Je supprimai le visible et l'invisible, je me perdis dans un miroir sans tain. Indestructible, je n'étais pas aveugle.
L'aube impossible
Le grand enchanteur est mort! et ce pays d'illusion s'est effacé(Young)
C'est par une nuit comme celle-ci que je me suis privé du langage pour prouver mon amour et que j'ai eu affaire à une sourde.
C'est par une nuit comme celle-ci que j'ai cueilli sur la verdure perpendiculaire des framboises blanches comme du lait, du dessert pour cette amoureuse de mauvaise volonté.
C'est par une nuit comme celle-ci que j'ai régné sur des rois et des reines alignés dans un couloir de craie! Ils ne devaient leur taille qu'à la perspective et si les premiers étaient gigantesques, les derniers, au loin, étaient si petits que d'avoir un corps visible, ils semblaient taillés à facettes.
C'est par une nuit comme celle-ci que je les ai laissés mourir, ne pouvant leur donner leur ration nécessaire de lumière et de raison.
C'est par une nuit comme celle-ci que, beau joueur, j'ai traîné dans les airs un filet fait de tous mes nerfs. Et quand je le relevais, il n'avait jamais une ombre, jamais un pli. Rien n'était pris. Le vent aigre grinçait des dents, le ciel rongé s'abaissait et quand je suis tombé, avec un corps épouvantable, un corps pesant d'amour, ma tête avait perdu sa raison d'être.
C'est par une nuit comme celle-ci que naquit de mon sang une herbe noire redoutable à tous les prisonniers.
***
Oeuvre d'art : Salvador Dali, Roger délivrant Angélique, ou saint Georges et la demoiselle, 1970- 1974
Le thème, qui a parfois été identifié avec la légende de Saint Georges, représente en réalité un épisode du Roland furieux de l'Arioste (1474-1533), publié pour la première fois en italien en 1516. Au chant X, on peut y lire qu'Angélique, princesse du royaume légendaire de Cathay, traverse les pages du poème de l'Arioste pour fuir les ardeurs que sa beauté éveille chez tous les hommes qu'elle rencontre. Dans cet épisode, l'un des plus connus et représentés de tous, l'infortunée jeune fille a été capturée par les corsaires d'Ébude, qui l'ont mise aux fers dans l'île des Pleurs afin que l'orque marine la dévore. Chevauchant un hippogriffe, le chevalier sarrasin Roger la libère. Mais la belle doit fuir à nouveau la passion amoureuse de son sauveur, en mettant dans sa bouche un anneau qui la rend invisible.
À peine défigurée
Adieu tristesse
Bonjour tristesse
Tu es inscrite dans les lignes du plafond
Tu es inscrite dans les yeux que j'aime
Tu n'es pas tout à fait la misère
Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent
Par un sourire
Bonjour tristesse
Amour des corps aimables
Puissance de l'amour
Dont l'amabilité surgit
Comme un monstre sans corps
Tête désappointée
Tristesse beau visage.
(La vie immédiate)(N.R.F.)
Liberté
Sur mes cahiers d'écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J'écris ton nom
Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J'écris ton nom
Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J'écris ton nom
Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l'écho de mon enfance
J'écris ton nom
Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
J'écris ton nom
Sur tous mes chiffons d'azur
Sur l'étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J'écris ton nom
Sur les champs sur l'horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J'écris ton nom
Sur chaque bouffée d'aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J'écris ton nom
Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l'orage
Sur la pluie épaisse et fade
J'écris ton nom
Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J'écris ton nom
Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J'écris ton nom
Sur la lampe qui s'allume
Sur la lampe qui s'éteint
Sur mes maisons réunis
J'écris ton nom
Sur le fruit coupé en deux
Dur miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J'écris ton nom
Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ces oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J'écris ton nom
Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J'écris ton nom
Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J'écris ton nom
Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J'écris ton nom
Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J'écris ton nom
Sur l'absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J'écris ton nom
Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l'espoir sans souvenir
J'écris ton nom
Et par le pouvoir d'un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté
(1942) - Le poème "Liberté" de Paul Eluard fut largué par les avions de la RAF en milliers de tracts sur la France occupée.
Nuits partagées
Je m'obstine à mêler des fictions aux redoutables réalités. Maisons inhabitées, je vous ai peuplées de femmes exceptionnelles, ni grasses, ni maigres, ni blondes, ni brunes, ni folles, ni sages, peu importe, de femmes plus séduisantes que possible, par un détail. Objets inutiles même la sottise qui procéda à votre fabrication me fut une source d'enchantements. Êtres indifférents, je vous ai souvent écoutés, comme on écoute le bruit des vagues et le bruit des machines d'un bateau, en attendant délicieusement le mal de mer. J'ai pris l'habitude des images les plus inhabituelles. Je les ai vues où elles n'étaient pas. Je les ai mécanisées comme mes levers et mes couchers. Les places, comme des bulles de savon, ont été soumises au gonflement de mes joues, les rues à mes pieds l'un devant l'autre et l'autre passe devant l'un, devant deux et fait le total, les femmes ne se déplaçaient plus que couchées, leur corsage représentant le soleil. La raison, la tête haute, son carcan d'indifférence, lanterne à tête de fourmi, la raison, pauvre mât de fortune pour un homme affolé, le mât de fortune du bateau...voir plus haut.
Pour me trouver des raisons de vivre, j'ai tenté de détruite mes raisons de t'aimer. Pour me trouver des raisons de t'aimer, j'ai mal vécu.
***
Au terme d'un long voyage, peut-être n'irai-je plus vers cette porte que nous connaissons tous deux si bien, je n'entrerai plus dans cette chambre où le désespoir et le désir d'en finir avec le désespoir m'ont tant de fois attiré. À force d'être un homme incapable de surmonter son ignorance de lui-même et du destin, je prendrai peut-être parti pour des êtres différents de celui que j'avais inventé.
À quoi leur servirai-je?
(La vie Immédiate) (N.R.F.)
***
L'amour, la poésie
La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s'entendre
Les fous et les amours
Elle sa bouche d'alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d'indulgence
À la croire toute nue.
Les guêpes fleurissent vert
L'aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté.
***
On ne peut me connaître
On ne peut me connaître
Mieux que tu me connais
Tes yeux dans lesquels nous dormons
Tous les deux
On fait à mes lumières d'homme
Un sort meilleur qu'aux nuits du monde.
Tes yeux dans lesquels je voyage
Ont donné aux gestes des routes
Un sens détaché de la terre
Dans tes yeux ceux qui nous révèlent
Notre solitude infinie
Ne sont plus ce qu'ils croyaient être
On ne peut te connaître
Mieux que je te connais.
(Les Yeux Fertiles) (N.R.F.)
***
L'évidence poétique
Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré. Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire ardente se consomme pour recréer un délire sans passé. Leur principale qualité est non pas, je le répète, d'invoquer mais d'inspirer. Tant de poèmes d'amour sans objet réuniront, un beau jour, des amants. On rêve sur un poème comme on rêve sur un être. La compréhension, comme le désir, comme la haine, est faite de rapports entre la chose à comprendre et les autres, comprises ou incomprises.
C'est l'espoir ou le désespoir qui déterminera pour le rêveur éveillé — pour le poète — l'action de son imagination. Qu'il formule cet espoir ou ce désespoir et ses rapports avec le monde changeront immédiatement. Tout est au poète objet à sensations et, par conséquent, à sentiments. Tout le concret devient alors l'aliment de son imagination et l'espoir, le désespoir passent, avec les sensations et les sentiments, au concret.
Facile
Tu te lèves l'eau se déplie
Tu te couches l'eau s'épanouit
Tu es l'eau détournée de ses abîmes
Tu es la terre qui prend racine
Et sur laquelle tout s'établit
Tu fais des bulles de silence dans le désert des bruits
Tu chantes des hymnes nocturnes sur les cordes de l'arc-en-ciel,
Tu es partout tu abolis toutes les routes
Tu sacrifies le temps
À l'éternelle jeunesse de la flamme exacte
Qui voile la nature en la reproduisant
Femme tu mets au monde un corps toujours pareil
Le tien
Tu es la ressemblance.
***
Queslques-uns des mots qui, jusqu'ici, m'étaient mystérieusement interdits
(À André Breton)
Le mot cimetière
Aux autres de rêver d'un cimetière ardent
Le mot maisonnette
On le trouve souvent
Dans les annonces des journaux dans les chansons
Il a des rides c'est un vieillard travesti
Il a un dé au doigt c'est un perroquet mûr
Pétrole
Connu par des exemples précieux
Aux mains des incendies
Neurasthénie un mot qui n'a pas honte
Une ombre de cassis entre deux yeux pareils
Le mot créole tout en liège sur du satin
Le mot baignoire qui est traîné
Par des chevaux parfaits plus laids que des béquilles
Sous la lampe ce soir charmille est un prénom
Et maîtrise un tiroir où tout s'immobilise
Fileuse mot fondant hamac treille pillée
Olivier cheminée au tambour de lueurs
Le clavier des troupeaux s'assourdit dans la plaine
Forteresse malice vaine
Forteresse malice vaine
Vénéneux rideau d'acajou
Guéridon grimace élastique
Cognée erreur jouée aux dés
Voyelle timbre immense
Sanglot d'étain rire de bonne terre
Le mot déclic viol lumineux
Éphémère azur dans les veines
Le mot bolide géranium à la fenêtre ouverte
Sur un coeur battant
Le mot carrure bloc d'ivoire
Pain pétrifié plumes mouillées
Le mot déjouer alcool flétri
Palier sans portes mort lyrique
Le mot garçon comme un îlot
Myrtille lave galon cigare
Léthargie bleuet cirque fusion
Combien reste-t-il de ces mots
Qui ne me menaient à rien
Mots merveilleux comme les autres
Ô mon empire d'homme
Mots que j'écris ici
Contre toute évidence
Avec le grand souci
De tout dire.
***
Novembre 1936
Regardez travailler les bâtisseurs de ruines
Ils sont riches patients ordonnés noirs et bêtes
Mais ils font de leur mieux pour être seuls sur cette terre
Ils sont au bord de l'homme et le comblent d'ordures
Ils plient au ras du sol des palais sans cervelle.
*
On s'habitue à tout
Sauf à ces oiseaux de plomb
Sauf à leur haine de ce qui brille
Sauf à leur céder la place.
*
Parlez du ciel le ciel se vide
L'automne nous importe peu
Nos maîtres ont tapé du pied
Nous avons oublié l'automne
Et nous oublierons nos maîtres...
*
Ville en baisse océan fait d'une goutte d'eau sauvée
D'un seul diamant cultivé au grand jour
Madrid ville habituelle à ceux qui ont souffert
De cet épouvantable bien qui nie être en exemple
Qui ont souffert
De la misère indispensable à l'éclat de ce bien
*
Que la bouche remonte vers sa vérité
Souffle rare sourire comme une chaîne brisée
Que l'homme délivré de son passé absurde
Dresse devant son frère un visage semblable
Et donne à la raison des ailes vagabondes.
(Cours Naturel) (N.R.F.)