Des châteaux du Bordelais dans le désert de Gobi
A rebours du gigantisme chinois, Silver
Heights est un "micro-vignoble". Une petite ferme coincée
entre des immeubles qui poussent plus vite que les pieds de vigne,
de modestes caves bâties par leur propriétaire, une quinzaine
d'hectares plantés un peu plus loin, au pied des monts Helan. Et
une jeune femme de 36 ans habitant et travaillant avec son vieux
père. L'histoire est belle. Les grands-parents d'Emma Gao,
originaires du Shaanxi, arrivent au Ningxia en 1949, tous deux
comme soldats dans l'Armée populaire de libération. Ils font souche
ici, comme cadres du Parti. Le père d'Emma, lui, gère une
exploitation d'Etat, alignant 300 hectares de vigne.
A ses
heures perdues, il fait du vin dans des vases en
céramique. Puis il décide d'envoyer sa fille se former en
France. Une belle vision de la part d'un humble cadre de
l'arrière-pays chinois, qui a su imaginer quelle folie du vin
allait un jour saisir la Chine.
Quatre ans de formation, à Bordeaux pour l'essentiel, et Emma
rentre au pays. Elle travaille pour un vignoble du
Xinjiang, puis à Shanghaï pour des importateurs. "Tous les ans, je
rentrais à la maison faire du vin. On a commencé avec 10 barriques
pour la famille et les amis",
raconte-t-elle. En
2009, elle s'y consacre à plein temps. Aujourd'hui, Silver
Heights ne produit que 20 000 bouteilles par an, mais les Gao
viennent d'acheter 200 hectares de terre. Truffés de cailloux, pour
l'heure, mais "vierges, jamais pollués par des produits chimiques,
et sous les monts Helan qui arrêtent les vents froids venus du
nord, du désert de Gobi. Le
terroir, ici, parle de lui-même." Les Français, désormais,
s'intéressent de près à cette région qui monte. C'est là
que Pernod
Ricard a monté une coentreprise, produisant un vin baptisé
Helan Moutain. Là aussi que Moët
Hennessy va se lancer dans la production de vin blanc pétillant
haut de gamme.
A deux heures de route de là, la Mongolie-Intérieure et les dunes
de sable du Gobi. Là, un ancien magnat de l'immobilier, Han
Jianping, a entrepris de "transformer
le désert en vignoble luxuriant". Et la vigne a grandi,
sur fond de mines de charbon et à l'ombre d'une statue géante de
Gengis Khan, tout juste érigée sur un piton rocheux au-dessus de
Wuhai. La production de Château Hansen est déjà de 400 000
bouteilles par an. Pour monter en
gamme, M.
Han s'est offert un maître de chai français, Bruno Paumard, un
ancien de Bouvet-Ladubay, à Saumur. "Je veux faire
un vin
taoïste, minimaliste et naturel, s'amuse-t-il, et c'est
possible ici, car il n'y a pas d'humidité et donc pas de maladies
de la vigne." Il s'enthousiasme sur les moyens mis en oeuvre. M.
Han vient d'acquérir 3 500 hectares de désert, qu'il commence à
mettre en valeur. Un deuxième château va être édifié,
abritant "le
plus grand chai à barriques au monde", avec 30 000 unités
sur le seul premier étage.
Après une vague de production de masse, de médiocre qualité,
la
Chine voit arriver une nouvelle génération de vignerons.
"Depuis deux ou trois ans, apparaissent beaucoup de petits projets,
avec des vins sérieux", explique Li
Demei, formé
en France lui aussi et qui enseigne l'oenologie à la Beijing
University of Agriculture. Il est aussi consultant pour
plusieurs vins chinois. "Et ces châteaux ont leur propre vignoble,
ajoute-t-il, contrairement aux grands du secteur qui achètent le
raisin ou le vin en vrac, en Chine et à l'étranger. " Même les
heureux propriétaires de l'iconique Château Lafite s'y intéressent.
Ils ont décidé de prendre pied en Chine sur la côte, dans le
Shandong. Pour commencer, une petite dizaine d'hectares de vignes a
été plantée au printemps dernier. "Dans
un pays de vin à grand avenir comme la Chine, explique
Christophe Salin, DG du groupe Domaines Barons de Rothschild, cela
nous intéresse de mieux connaître le marché, non par une approche
purement marketing et commerciale, mais par la porte viticole, avec
un projet privilégiant la qualité au rendement. "
En 2015, la Chine devrait devenir le sixième producteur de vin au
monde. Pour l'heure, la production chinoise reste dominée
par quelques géants qui, eux, privilégient "le rendement". Comme
Changyu ou Great Wall. Et Dynasty, qui a formé une coentreprise
avec Rémy Martin dans les années 80. Le groupe, désormais coté à la
Bourse de Hongkong, vise
une production de 100 millions de bouteilles par an en
2015 ! "Nos vins doivent avoir la qualité
de ceux du Vieux Monde et l'envergure de ceux du Nouveau Monde",
confie son PDG, Bai Zhisheng. Soit. L'an dernier, pour fêter ses 30
ans, Dynasty s'est offert à Tianjin, à deux heures de
Pékin, un
château copié sur la demeure périgourdine de Montaigne.
Une folie très kitsch de 11 000 mètres carrés hébergeant un centre
de formation et un musée du vin auquel on accède par une "pyramide
du Louvre" posée dans la cour...
Le vin détrône le baijiu, l'alcool national
Juste avant Noël, un concours intitulé Bordeaux contre Ningxia a
été organisé à Pékin. A l'issue d'une dégustation à l'aveugle, dix
experts ont donné leurs meilleures notes à des bouteilles
chinoises. Certes, le combat était faussé, car on comparait la
crème des vins chinois à des vins français honorables, mais loin
des sommets. Il n'empêche. Fiona Sun, de La Revue du vin de France,
a dressé un parallèle avec le Jugement de Paris, ce fameux concours
organisé en 1976, qui a fait date en consacrant les vins du Nouveau
Monde, en l'occurrence californiens.
On ne sait si un "Jugement de Pékin"entrera dans l'histoire, mais
une chose est sûre, l'avenir
du vin mondial se joue aujourd'hui en
Chine. Les chiffres suffisent à plonger
dans l'ivresse. D'ici à 2015, selon une étude Vinexpo confiée à
l'International Wine and Spirit Research (ISWR), la consommation de
vin en Chine, en incluant Hongkong, augmentera de plus de 54 %. "Du
coup, la Chine entrera dans le top 5 des marchés mondiaux, passant
devant la Grande-Bretagne", estime Robert Beynat, DG de Vinexpo.
Durant
cette période, le continent asiatique réalisera plus de la moitié
de la croissance mondiale du secteur.
Mark Davidson, lui, estime que "toutes les prévisions devraient
être dépassées". Ce jovial Australien, qui possède un
vignoble au nord-ouest de Sydney, "fait " aussi en Chine le vin
d'un financier britannique basé à Shanghaï qui s'est
offert la
folie d'un château écossais construit dans le Shandong, au bord de
la mer Jaune. Le domaine Treaty Port a produit sa première
cuvée en 2009. "Quand
j'étais jeune, l'Australie n'était pas un pays de vin. Aujourd'hui,
elle l'est, tant pour la consommation que pour
l'exportation. Cela a pris une ou deux générations, raconte
Mark. En
Chine, cela ne prendra pas trente ans, mais quinze ans
peut-être... " Avec une donnée essentielle : "La Chine est un pays
de consommation d'alcool. Il
n'y a pas de blocage culturel, philosophique ou culturel à la
progression du vin. "
Jusqu'ici, le breuvage roi était le baijiu, cet alcool
blanc indispensable aux banquets du Parti communiste comme aux
réunions de famille. A base de sorgho, de maïs ou de riz, il se
boit cul sec, le fameux ganbei ! en mandarin. "Or,
en peu de temps, on est en train de basculer du baijiu au vin rouge
pour les ganbei", explique Bruno Paumard. Le vin, rouge à
90 %, s'impose dans les banquets. Le
mouvement serait encouragé par le gouvernement, pas fâché
de réduire le niveau d'alcoolisme, le
vin à 13° étant moins ravageur que le baijiu, qui prend
ses aises entre 40 et 60°... La première vague de Chinois est
d'ailleurs venue au vin "parce
qu'il était bon pour la santé". Les Chinois, selon
Vinexpo, consomment aujourd'hui 1,1 litre de vin par an et par
adulte, taux qui montera à près de 2 litres en 2015. Contre 50
litres en France et 13 aux Etats-Unis, mais avec 1,4 milliard
d'habitants, les volumes montent vite...
90 % du vin consommé en Chine est chinois
Les clubs "VIP" autour du vin se multiplient, ainsi que les écoles
de formation, pour les professionnels mais aussi les
quidams désireux de s'éduquer au vin. Et tout le monde veut être
sur ce marché chic et juteux. Les magnats de l'immobilier, les
banques ou les compagnies aériennes. "Le
vin devient un médiateur social et une valeur
spéculative, explique Guillaume Zhang, un
ancien de Pernod Ricard qui a créé sa société d'importation,
Vinotâche. C'est
encore plus fou qu'au Japon dans les années 80, car il n'y
a pas de connaissance de base." Le premier fonds d'investissement
chinois spécialisé dans le vin, Dinghong, a été créé fin 2011, pour
tirer parti de l'engouement des millionnaires rouges pour les
grands crus français. En
septembre dernier, lors d'une vente Christie's à Hongkong, un
acheteur chinois a acquis une collection de 300 bouteilles de
Château Lafite, courant de 1981 à 2005, pour 540 000
dollars. "Le vin s'impose aussi dans le spectre des
cadeaux, si importants dans le monde des affaires en Chine,
explique Fanny Basteau, conseil en marketing du vin, d'où
l'importance de s'adapter à des codes comme le coffret."
La Chine et le vin, c'est aussi pas mal d'idées reçues.
"L'engouement pour les grands crus, c'est important pour les
châteaux en question, mais c'est l'arbre qui cache la forêt,
explique Charles Carrard, directeur commercial de French Wine
Paradox : 90
% du vin consommé en Chine est chinois." Et passe par
le "marché
invisible", soit des grossistes qui vendent à travers
leurs guanxi, les fameux réseaux chinois, aux grandes entreprises
et aux officiels. "Du coup, ce type de ventes en réseau, comme les
achats pour l'image et le statut, faussent complètement le marché,
les vins étant souvent vendus cinq fois leur valeur réelle, ou
plus", commente Nicolas Carré, ex-sommelier et consultant vivant en
Chine. Les
vins importés représentent entre 10 et 15 % du marché,
mais cette part augmente le plus vite. "Les Français sont en tête,
avec près de la moitié des ventes en volume, et même plus en
valeur, poursuit Charles Carrard,
et Bordeaux
représente 75 % de ces flux. Comme pour
tout, les
Chinois veulent une marque, et Bordeaux est une marque."
La Chine est ainsi devenue le premier marché mondial pour les vins
de Bordeaux, avec un bond de 110 % en 2011.
Les excès donnent le vertige. Il
y a la contrefaçon, avec plus de Château Lafite vendu en Chine
qu'il n'en est mis en bouteilles en France. Et Bruno
Paumard conserve précieusement une
fausse bouteille, étiquetée richement avec le nom Romanée-Conti et
le logo Lafite... Il y a aussi le riche patron d'une mine
de charbon alignant les bouteilles de grands crus sur les murs de
son bureau, qu'il n'ouvrira jamais mais qui affichent sa puissance.
Ou ces entorses à la décence, comme cette soirée à Canton, où un
importateur raconte avoir vu ses hôtes
descendre une
caisse entière d'un grand cru à 2 000 euros la bouteille en
terminant les dernières tournées avec du Coca-Cola versé dans le
vin. Mais,
s'il est encore très immature, le marché chinois va grandir vite,
et dans tous les sens du terme.